Association des professeurs retraités
de l'Université de Montréal
Grains
de sagesse
Printemps 2001, numéro 2
Une histoire de géant
Huit pieds trois pouces de hauteur, vous dites? Oui, c'est ce que révèle le protocole de l'autopsie pratiquée à la morgue de St-Louis, Missouri, le 3 juillet 1904.
Le récit de la courte vie d'Edouard Beaupré mérite d'être raconté, d'autant plus que l'Université de Montréal conserva sa dépouille pendant plus de quatre-vingts ans.
Joseph Edouard Beaupré naquit le 9 janvier 1881, à Willow Bunch, un petit village de la Saskatchewan. À sa naissance, il pesait 9 livres et présentait l'aspect d'un bébé normal. Ses parents possédaient une taille dans la moyenne. A partit de l'âge de trois ans, il commença à grandir de façon étonnante; à neuf ans, sa taille atteignait 6 pieds et, à 17 ans, il mesurait plus de 7 pieds. Vers l'âge de 21 ans, il approchait les 8 pieds.
Sa grande stature et son poids corporel non négligeable (370 livres) lui conféraient une certaine robustesse. Durant son séjour à Montréal, il rivalisait de force avec des gros-bras des milieux qu'il fréquentait. En 1901, on avait organisé un combat entre Beaupré et Louis Cyr. Ce dernier l'emporta en quelques minutes; une santé devenue chancelante aurait contribué à la défaite rapide de Beaupré.
On connaît peu les déplacements et les occupations du géant au cours des 2-3 années qui suivirent. En 1904, l'Exposition mondiale avait lieu à St-Louis, Missouri. Edouard Beaupré avait alors 23 ans. Il avait été engagé comme attraction de cirque, avec ses 8 pieds trois pouces et ses 370 livres. Tous les soirs de l'Exposition, il donnait une représentation de son adresse et de sa force. Le spectacle ne dura pas longtemps : dans la nuit du 3 juillet 1904, il succomba à une hémorragie pulmonaire.
Après l'autopsie exigée et pratiquée à la morgue de St-Louis, le corps fut remis à une maison funéraire pour être embaumé et préparé pour l'enterrement. Le gérant de la foire devait acheminer la dépouille à Willow Bunch, mais il refusa, par la suite, d'en assumer les frais. La famille de Beaupré, de son côté, était sans ressource.
La suite de l'histoire tient du roman. Les propriétaires de la maison funéraire décidèrent de tirer profit du cadavre de Beaupré : à deux reprises, ils l'exhibèrent dans une vitrine de magasin; chaque fois, on dénonça ce goût douteux et la police fit enlever le cadavre. Puis, on perd la trace du géant jusqu'aux environs de 1906, alors que le cadavre se trouve à Montréal, au musée Eden, rue St-Laurent. Mais, là aussi, l'affluence des curieux gène et les autorités municipales font disparaître le corps. Au printemps de 1907, on trouva le cadavre de Beaupré dans un hangar de l'est de la ville. Les données manquent pour expliquer ce fait. Un médecin de la ville, demandé sur les lieux, informa son confrère le docteur Louis-Napoléon Delorme, alors professeur d'anatomie à l'Université de Montréal. Le professeur Delorme, désireux de créer un musée d'anatomie, fit transporter le cadavre au Département d'anatomie.
De 1907 à 1989, la dépouille d'Edouard Beaupré demeura en possession de l'Université de Montréal. Des générations d'étudiants en médecine l'ont côtoyé au laboratoire d'anatomie; de nombreuses personnes et en toutes sortes de circonstances, lui ont rendu visite. Le géant, debout dans sa châsse vitrée, a sûrement dû en voir de toutes les couleurs.
A l'été de 1989, des neveux lointains d'Edouard Beaupré amorcèrent des démarches auprès de l'Université dans le but de ramener la dépouille à Willow Bunch. Les autorités accepteraient le transfert à la condition de procéder à l'incinération du corps à Montréal afin d'éviter à nouveau une exposition publique de mauvais goût. La famille accepta la proposition et le corps d'Edouard Beaupré fut incinéré le 29 septembre 1989. Les cendres, remises à la famille, reposent maintenant dans le terrain en face du musée à Willow Bunch.